Par Marwane Ben Yahmed
Jamais, de mémoire d’électeur sénégalais, la situation n’avait été aussi nébuleuse ! À seulement dix mois de la présidentielle, dont le premier tour se déroulera le 25 février 2024, aucune des trois principales coalitions politiques ne sait qui sera son candidat. Et pour cause : les intéressés, ou supposés tels, ne sont même pas assurés à ce jour de pouvoir légalement participer à la compétition. Ni le président Macky Sall, dont une éventuelle troisième candidature reste contestée par ses opposants et soumise au feu vert du Conseil constitutionnel, ni Ousmane Sonko, le leader du Pastef et principal adversaire du chef de l’État, qui n’en a toujours pas fini avec ses déboires judiciaires, ni Khalifa Sall, l’ancien maire socialiste de Dakar, et Karim Wade, candidat putatif du PDS de son père, Abdoulaye, suspendus à une éventuelle amnistie pour recouvrer leur éligibilité. Hormis Idrissa Seck, président du Conseil économique, social et environnemental, qui s’est déclaré officiellement le 15 avril, Malick Gackou, Dethié Fall, Babacar Diop ou Abdourahmane Diouf, dont rien n’entrave la candidature, c’est donc l’incertitude la plus totale.
Du côté du chef de l’État, nulle information ne filtre sur sa décision de briguer ou non un troisième mandat. S’il nous avait confié il y a quelques semaines avoir déjà fait son choix, il ne l’a partagé avec personne, pas même avec ses plus proches collaborateurs ou amis. Il n’a, à vrai dire, aucun intérêt à le divulguer prématurément. S’il annonce qu’il s’en ira à la fin de son second mandat, il perdra inévitablement de son influence et risquerait de voir les derniers mois de sa gouvernance sapés, et ses ministres donner la priorité à la politique politicienne plutôt qu’à l’exécution de leurs missions. Si, au contraire, il déclare officiellement qu’il entend rempiler pour cinq ans, outre les débats sans fin sur les différentes interprétations possibles de la Constitution, convoquant les mânes de la fin de l’ère Abdoulaye Wade, il sait qu’il provoquera une tempête politique, qu’il aura à affronter des vents contraires sur le plan intérieur, qu’il sera forcément critiqué et que son image en pâtira. Il n’empêche, la probabilité qu’il se lance dans cette aventure pour le moins incertaine augmente au fil des semaines. D’abord parce qu’aucun plan B pour sa succession n’émerge. Personne n’a été préparé en ce sens, pas même son Premier ministre, Amadou Ba, et aucune figure ne sort du lot pas plus en matière de stature qu’en popularité. Il semble en outre impossible de façonner un dauphin crédible en si peu de temps, d’autant que la collecte titanesque des parrainages exigés pour pouvoir se présenter (0,7 % du corps électoral, estimé à un peu moins de 7 millions de citoyens) doit démarrer en août prochain, que cela suppose des moyens importants, et la mise en place d’une structure capable de sillonner le pays pour les recueillir, etc. Ce qui imposerait donc de se déclarer d’ici à juin, voire juillet dernier délai, c’est-à-dire dans seulement quelques semaines… Autre motivation chez Macky Sall : l’insupportable perspective de voir Ousmane Sonko lui succéder. D’abord parce qu’il n’a que peu d’estime pour le personnage, qu’il juge instable, excessif, extrémiste et incapable de gérer un État de la taille du Sénégal, ensuite parce que Sonko s’évertue à lui promettre les flammes de l’enfer et le dépeçage en règle de sa présidence s’il l’emportait.
Last but not least, Macky Sall, qui présente sans doute le plus concret de tous les bilans présidentiels du point de vue des réalisations, n’entend pas voir son héritage dilapidé. A fortiori avec l’arrivée prochaine de la manne gazière, notamment grâce au gisement Grand Tortue Ahmeyim (GTA), situé sur la frontière maritime sénégalo-mauritanienne, dont les réserves, parmi les plus importantes d’Afrique, sont estimées à 1 400 milliards de mètres cubes. Opérationnel d’ici à la fin de l’année, le GTA fournira 2,5 millions de tonnes de gaz par an, puis 5 millions de tonnes à partir de 2027 et 10 millions en 2030.
Revenus d’exportation, recettes fiscales, source d’énergie bon marché pour les centrales électriques et les futures usines de transformation du fer, des phosphates ou de la bauxite… Le gaz de GTA devrait en toute logique métamorphoser l’économie sénégalaise et donner des moyens considérables à l’État. Difficile d’imaginer Macky Sall, ingénieur géologue et géophysicien formé à l’Institut des sciences de la terre de Dakar, puis à l’École nationale supérieure du pétrole et des moteurs de l’Institut français du pétrole de Paris, qui a couvé avec la plus grande attention l’organisation et la mise en œuvre de ce mégaprojet, renoncer à la possibilité d’être le président qui bénéficiera de cette révolution économique annoncée.
Du côté d’Ousmane Sonko, on prend un malin plaisir à défier les autorités et à forger, avec force mises en scène, une image de martyr persécuté par le régime en investissant massivement les réseaux sociaux. Populaire auprès de la jeunesse urbaine et diplômée mais sans grande perspective d’emploi – ce qui en fait des troupes militantes facilement mobili-sables –, l’ancien inspecteur des impôts est devenu incontournable. On ne parle que de lui, chacune de ses convocations devant les juges – dans le cadre de l’affaire de viols présumés sur l’employée d’un salon de massage ou du procès en diffamation intenté par le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang, accusé par Sonko de détournement de fonds – vire à l’événement médiatique et, surtout, déclenche de véritables insurrections, poussant les Dakarois à se calfeutrer chez eux ces jours-là.
Le leader du Pastef s’estime au-dessus des lois et d’une justice qu’il décrit aux ordres. La tension monte, Sonko fait peur. Il n’hésite pas à menacer de mort le président, à appeler à un coup d’État, à insulter les magistrats, déclarant « se foutre des institutions ». Il utilise la foule de ses partisans et la rue comme boucliers. Son mantra : toutes ces affaires n’ont pour but que de l’écarter de la course à la présidentielle. Réponse de Macky Sall : « Dans un État de droit, un leader politique ne peut chercher à se soustraire à la loi en instrumentalisant la rue. Ce qui se passe n’est acceptable dans aucune démocratie. Un individu ne peut pas bloquer la capitale, au seul prétexte qu’il est convoqué au tribunal. Si le Sénégal n’était pas une authentique démocratie, croyez-moi, son sort aurait été réglé depuis longtemps… »
Ambiance au pays de la Teranga, où les discours belliqueux font florès. D’autant que les militants du Pastef s’en prennent à tous ceux qui osent s’attaquer à leur idole. Tétanisés, les intellectuels et même les guides religieux ne se hasardent plus à émettre la moindre critique à son endroit de peur d’être la cible d’une vendetta et d’être agonis d’injures sur les réseaux sociaux. À cause de cette extrême bipolarisation, le débat politique est inexistant. Qu’il est loin le temps des Senghor, Diouf, Wade, Cheikh Anta Diop ou Mamadou Dia, des idées, des joutes intellectuelles… Place désormais aux snipers du Net, aux insultes et au fiel.
Khalifa Sall et Karim Wade, eux, voient leur avenir électoral suspendu à une éventuelle amnistie décrétée par Macky Sall. Une hypothèse qui est loin d’être farfelue, ce dernier ayant bel et bien demandé à ses services de lui soumettre un projet en ce sens. À ceci près que si Khalifa Sall n’y est évidemment pas hostile, Karim Wade, lui, ne veut même pas en entendre parler. Il exige plutôt la révision de son procès, à l’issue duquel il a été condamné à six ans de prison et à une amende de plus de 138 milliards de F CFA (210,4 millions d’euros). Que Macky Sall soit candidat ou non, permettre à ces deux opposants de participer à la présidentielle du 25 février 2024 donnerait un signe positif de détente et d’ouverture. Et un vernis plus brillant à la démocratie sénégalaise. Cerise sur le gâteau pour le chef de l’État, cela diluerait aussi l’influence de Sonko, qui devra alors partager les écrans et les voix avec d’autres concurrents sérieux de l’opposition.
Dans ce triangle des Bermudes qu’est la course à la présidentielle, les Sénégalais ont besoin d’être rassurés. Le scénario le plus apaisant dans l’absolu, sans tensions politiques dramatiques ? Celui où ni Macky Sall ni Ousmane Sonko ne seraient candidats. Le scénario le plus simple ? Que tout le monde puisse se présenter et que les électeurs décident. Après tout, malgré les critiques formulées par certains, le Sénégal est une authentique démocratie où la transparence des scrutins est une réalité. Sans doute l’une des plus accomplies sur le continent. Demandez à Abdou Diouf ou à Abdoulaye Wade, deux anciens chefs de l’État, si l’on peut trafiquer les urnes ou falsifier les résultats d’une présidentielle pour se maintenir au pouvoir…
Ndiambourinfo