« Aujourd’hui, l’espace public, fragmenté…»

« Aujourd’hui, l’espace public, fragmenté…»

Interview avec le Professeur Souleymane Bachir Diagne. Propos Recueillis Par Virginie Larousse

Deuxième partie et dernière partie

ENTRETIEN

Vous distinguez dans vos travaux universels et universalisme. Pourquoi ?

L’universalisme, comme tous les « ismes », est une doctrine. Je l’identifie à cette notion selon laquelle une région du monde serait porteuse de l’universel. Aimé Césaire disait que « notre monde a besoin d’un universel riche (…)de tous les particuliers ». C’est-à-dire un universel qui ne soit pas dicté par un supposé centre du monde, mais un universel horizontal, tel que des cultures et des langues qui se rencontrent et convergent le produisent ensemble.

J’ai donné des exemples de défis auxquels nous sommes confrontés : l’environnement, la pandémie. Penser tous ensemble notre propre humanité et la réponse que cette dernière va apporter à ces défis, voilà le modèle de ce que doit être cet universel de rencontre – à la différence d’un universalisme bien souvent hypocrite, qui affirmait de grands principes mais ne les respectait pas toujours.

Dans toute votre œuvre, vous insistez beaucoup sur notre humanité commune. Sur quoi se fonde-t-elle ?

Cela nous ramène à la philosophie bergsonienne. Cette humanité commune se fonde non sur une nature humaine – cette notion, considérée comme essentialiste, est aujourd’hui battue en brèche – mais sur une condition humaine. C’est ce que nous montrent les crises que nous traversons. Cette communauté de condition est ce qui nous impose de sortir de nos tribus pour faire humanité ensemble.

Quand je dis faire l’humanité ensemble, c’est la manière dont je traduis le terme de ubuntu, « devenir humains ensemble, l’un et l’autre et dans la réciprocité », qui a été popularisé et nationalisé par l’Afrique du Sud de Nelson Mandela et de Desmond Tutu. Ubuntu signifiait pour eux sortir de la logique tribale, alors que la fin de l’apartheid aurait pu être un moment de revanche de tribu contre la tribu afrikaner. Puisant ce mot dans la langue bantoue, ils en ont fait un concept efficace, autant que faire se peut, pour construire une nation commune, et non une juxtaposition de tribus. Voilà la démarche que nous devrions reproduire à l’échelle du monde, sur la base, encore une fois, d’une condition humaine partagée.

Cette condition humaine partagée, est-elle tragique ou heureuse ?

Elle peut être heureuse. C’est notre responsabilité de faire en sorte qu’elle le soit. Elle est ce qui donne une signification à toutes nos actions et à la politique qui doit également être la nôtre. Je reviens à cette phrase de Senghor sur le bonheur d’être ensemble : il faut y travailler. Cela ne signifie pas qu’il y ait une injonction à être heureux, ni qu’il faille définir un bonheur vers lequel il faudrait aller. Nous sommes heureusement revenus de ces « lendemains qui chantent » décrits par des régimes qui, au nom de ces lendemains, sacrifient le présent. Transformer nos orgueils d’être différents en bonheur d’être ensemble suppose au préalable de combattre les inégalités, au sein des nations et entre les nations. Le même Senghor a toujours dénoncé ce qu’il appelait la grande ligne de fracture et d’injustice Nord-Sud. Il ne s’agit pas simplement de chanter ensemble. C’est un combat qu’il faut gagner.

Votre dernier livre, « De langue à langue, l’hospitalité de la traduction » (Albin Michel, 180 pages, 17,90 euros), porte sur l’art de la traduction, que vous envisagez comme une possibilité de rencontre et de réciprocité. Les mots ont une importance toute particulière dans votre vie. Mais, à l’heure actuelle, leur sens est souvent dévoyé : « dénazification », « dictature »… Comment redonner aux mots leur puissance ?

C’est une tâche difficile. Vous avez raison de poser cette question et d’empêcher une certaine naïveté de s’installer. Mais c’est précisément ce que permet la traduction, cet art de construire des ponts, de faire en sorte que nous ne soyons pas enfermés dans nos expériences ou nos identités qu’on décrète incommunicables, non partageables. La traduction, au contraire, c’est la confiance, la foi en l’idée que l’on peut toujours partager ce qui s’est pensé et créé dans une langue.

Il est vrai que, dans l’acte de traduire, on rencontre de l’intraduisible, de l’incommensurable. Mais voilà cette coopération impossible qui, au bout du compte, finit toujours par se réaliser. La traduction n’est pas simplement un acte technique permettant de passer d’une langue à une autre : il existe une éthique de la traduction, une foi dans la possibilité de s’ouvrir à toutes les expériences humaines.

Aujourd’hui, l’espace public, fragmenté, n’est plus un espace de rencontre ou d’argumentation, mais un lieu où chacun fait la performance de sa propre identité, un lieu de performances juxtaposées. La traduction, c’est la recherche d’un espace public mondial où se trouve de l’argumentation, de l’échange, en dépit des malentendus ou de l’intraduisible. Il nous faut, au-delà de la pluralité des langues, viser cette « langue des langues », pour reprendre l’expression de l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o. Cette langue des langues, c’est la traduction.

En somme, une grande partie des problèmes de nos sociétés vient de ce que nous avons perdu l’art de la conversation ?

Je le crois, puisque le dialogue ou la conversation ont cédé la place au soliloque. Si chacun estime que son expérience est sui generis, qu’elle n’est pas partageable, toute conversation est impossible, et la notion même de condition humaine se trouve remise en question. Or, c’est l’idée que nous partageons la même condition qui constitue le fondement de l’art de la conversation.

Vous êtes souvent présenté comme un penseur du courant décolonial. Pourtant, vous ne cessez d’insister sur l’universel. Comment parvenez-vous à jongler entre vos identités et cet horizon, toujours présent à votre esprit, qu’est l’universel ?

Tenir les deux bouts de la chaîne est difficile, mais pas contradictoire. Il faut à la fois affirmer le pluriel du monde contre le discours de l’hégémonie, de l’exceptionnalisme d’une province du monde qui aurait une vocation toute naturelle à donner le « la ». De ce point de vue, j’estime que l’universel doit être décolonisé. Ce qui était la démarche d’Aimé Césaire. Personne n’est plus universaliste qu’Aimé Césaire, qui appelait de ses vœux un universel dans lequel tout le monde se reconnaisse au double sens de ce mot, c’est-à-dire à la fois s’y retrouve et se retrouve ensemble.

Tout en tenant ferme le pluriel du monde, il s’agit de dire que ce pluriel doit être orienté vers un horizon d’universalité, parce que notre condition le commande, ainsi que les défis auxquels nous devons faire face. Le réflexe décolonial serait de se méfier de l’universel, qui est toujours l’universel de quelqu’un. Il convient par conséquent de défaire le caractère impérial de l’universel, sans pour autant renoncer à cette notion.

Entre le Covid-19, la guerre et la crise climatique, beaucoup de nos contemporains se sentent démunis et ont le sentiment d’avoir perdu toute capacité d’action sur la marche du monde. Comment retrouver notre « élan vital », pour reprendre un concept cher à Bergson ?

Le contexte est plombant, c’est certain. Néanmoins, la pire chose qui pourrait nous arriver dans une crise, c’est qu’elle se mue en une crise de l’initiative. Si on baisse les bras et qu’on a le sentiment qu’il n’y a plus rien à faire, que les choses nous échappent, c’est là que tout est perdu. Il faut revenir à la vieille sagesse de la prospective, celle du philosophe franco-sénégalais Gaston Berger [1896-1960]. Il nous rappelle que l’avenir, ce n’est pas ce qui va fatalement se produire, mais ce que, tous ensemble, nous allons faire.

C’est la raison pour laquelle, pour revenir à ce que nous disions précédemment, il faut continuer de lutter – contre les instincts de tribu, les enfermements, les ethnonationalismes. Et tenir ferme la cause d’une société humaine au sens de Bergson, c’est-à-dire une société qui finisse par englober la totalité de l’humanité.

Oui, je le crois profondément. Je pense d’ailleurs qu’un des aspects de la crise du socialisme, c’est d’avoir à un moment donné perdu cet élan vital, cet élan vers l’humanité qui était au cœur du discours de Jaurès. En créant le journal L’Humanité, il témoigne de ce que l’humanité est un horizon. C’est cela qu’il faut viser, précisément à travers la lutte contre les inégalités et tout ce qui fragmente cette humanité. Jaurès disait, dans le premier éditorial de L’Humanité [le 18 avril 1904], que son but était de surmonter les divisions au sein des nations et entre les nations. Je trouve cette idée profondément religieuse, du moins spirituelle. Nous devons retrouver cet élan spirituel.

Vous-même, où puisez-vous votre élan vital ? Diriez-vous que la religion est votre moteur ?

Vous écrivez, dans votre dernier livre, que « si Dieu a créé les tribus, il nous appartient de construire l’humanité ». Un programme certes très beau, mais aussi écrasant. Etes-vous optimiste quant à nos capacités réelles à faire société ensemble ?

Etant donné que j’ai mis Dieu dans la photo, si on peut dire, je pense que nous avons les moyens d’assumer cette responsabilité. C’est une question de volonté. Je reste optimiste sur le long terme, bien que nous vivions, à l’heure actuelle, des moments tout à fait sombres qui peuvent être décourageants. Mais le courage est une chose à laquelle il faut s’obliger.

Publié sur le site www.lemonde.fr

Ndiambourinfo

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