« Contre la pensée tribale, il faut tenir le discours de l’universel ».

« Contre la pensée tribale, il faut tenir le discours de l’universel ».

Interview avec le Professeur Souleymane Bachir Diagne. Propos Recueillis Par Virginie Larousse

Le philosophe sénégalais appelle à ne rien céder face aux enfermements identitaires qui gangrènent nos sociétés et à toujours garder l’humanité comme horizon.

ENTRETIEN

Première partie

Il est reconnu comme l’un des philosophes les plus importants de notre temps. Né en 1955 à Saint-Louis, au Sénégal, Souleymane Bachir Diagne est le premier Sénégalais à avoir intégré l’Ecole normale supérieure (Paris), où il s’est spécialisé en philosophie des sciences. Il enseigne depuis 2008 la philosophie à l’université Columbia (New York). Naviguant entre les trois continents, ce citoyen du monde imprégné de mystique musulmane a tissé une pensée complexe, ambitionnant de donner voix au pluriel de l’humanité sans jamais renoncer à construire un universel véritablement commun à tous les hommes. Souleymane Bachir Diagne met ainsi en garde contre « les tribalismes et les enfermements nationalistes » qui sont pour lui l’ennemi de la civilisation, et fait sienne la parole de Léopold Sédar Senghor, « l’orgueil d’être différent ne doit pas empêcher le bonheur d’être ensemble ».

Vous êtes de passage en Europe alors que notre continent se trouve bouleversé par la guerre qui vient d’éclater en Ukraine. Que vous inspire cette situation dramatique ?

C’est tout simplement affreux, avec ces enfants qui voient leur vie complètement chamboulée du jour au lendemain, doivent quitter l’école, sont jetés dans les rues avec leur mère. Et tous ces réfugiés. Cette situation éveille en moi de la crainte. Qu’est-ce que tout cela va donner, tant sur le plan militaire qu’économique ? Je n’aurais jamais pensé entendre de la bouche d’un président américain les mots « troisième guerre mondiale ». Pas plus que je n’aurais pensé entendre de la bouche d’un président russe les mots « bombe atomique » [le 24 février, Vladimir Poutine a menacé ceux qui tenteraient d’« interférer » dans son « opération militaire » d’une réponse immédiate qui conduirait à des conséquences qu’ils n’ont encore jamais connues].

Il faut, bien évidemment, répondre à cette invasion, et les sanctions économiques sont probablement la seule option. Mais qui sait quels seront leurs effets ? On voit déjà, avec l’essence et le blé, que le monde entier est frappé. Et s’il faut absolument essayer de penser diplomatie et négociation, tout semble être fait pour saboter cette voie.

Au-delà du conflit en Europe de l’Est, nous vivons dans un monde rongé par les inégalités grandissantes, la menace climatique, le développement des populismes et des nationalismes, la montée des obscurantismes – non seulement religieux, mais aussi liés à la science. Les intellectuels ont-ils une part de responsabilité dans cette crise mondiale ?

Ils auront une part de responsabilité s’ils ne font pas le travail qui doit être le leur. C’est justement dans ces moments où tout est sombre qu’il faut à tout prix faire en sorte que les lumières de la pensée éclairent encore notre chemin. Vous avez raison de souligner que nous vivons une période d’obscurantisme. Le travail des intellectuels est de lutter contre l’obscurantisme, notamment vis-à-vis de la science, et même des simples faits. La masse de désinformation et de complotisme est telle qu’il est devenu difficile de se frayer un chemin.

Il faut, en outre, se battre contre le nationalisme et le tribalisme. Nous sommes en train de fragmenter notre humanité en autant de tribalismes. Contre cette pensée tribale, les intellectuels doivent tenir le discours de l’universel. C’est notre responsabilité, et elle est extrêmement difficile à assumer dans la période actuelle. Le filet de voix des intellectuels est assourdi par le brouhaha, le bruit et la fureur des obscurantismes et des tribalismes.

Qu’appelez-vous le tribalisme ? Est-il, pour vous, le plus grand ennemi de la civilisation ?

Je le pense. J’appelle tribalisme cet enfermement, cette obsession des identités déjà théorisée par un philosophe très important pour moi, Henri Bergson [1859-1941]. Selon lui, nous sommes dominés par un instinct de tribu : nous nous sentons tout naturellement unis à ceux qui ont le même sang, la même langue, la même couleur de peau ou religion que nous. De ce point de vue, la notion d’humanité semble être une abstraction. C’est précisément pourquoi il est de notre responsabilité, en tant qu’humains, de sortir de nos tribus afin d’aller vers cette idée d’humanité.

Pour ce faire, Bergson dit qu’il existe deux types de moteurs. Le premier, c’est la raison philosophique, qui nous enseigne que l’idée d’humanité doit être un principe moral et éthique pour nos actions. Le second moteur est la religion. Bergson pense qu’elle est même, dans le cas présent, plus efficace que la raison philosophique, parce qu’elle fonctionne sur l’émotion, qui est contagieuse. Ce que Bergson décrit ici, c’est évidemment la religion ouverte. Car il est malheureusement possible de mettre la religion au service de nos enfermements identitaires et d’en faire une machine d’exclusion, voire de guerre.

Si j’affirme que nous sommes aujourd’hui dans une forme de tribalisme, c’est parce que tout est ramené à des questions d’identité, d’enfermements nationalistes. Pour faire une allusion à la situation de la France, je n’aurais jamais cru qu’une expression aussi absurde que « grand remplacement » serait au centre d’une élection présidentielle. Elle n’a de sens que dans le cadre d’une pensée tribaliste, où une tribu s’inquiète d’être remplacée par une autre. Mais lorsque vous pensez à la hauteur de la société humaine, cette expression n’a aucun sens. L’humanité a toujours été en mouvement, en mélange.

Comment comprendre cette obsession pour la question identitaire, quand on sait les désastres que ce questionnement a produits par le passé ?

Je crains que les mêmes conditions ne provoquent les mêmes effets. Nous sommes aujourd’hui dans un temps de grandes peurs. Les crises sont multiformes. Avec la conscience que nous sommes en train de saccager notre planète, l’avenir nous paraît sombre. Cette peur s’est intensifiée avec la pandémie, qui a donné l’impression que la mort était partout. Dans ce contexte, l’instinct de tribu est naturel, mais il risque de prendre le pas sur la raison, et même sur ce que la religion peut avoir de meilleur lorsqu’elle enseigne à sortir de soi et à embrasser une humanité que l’on considère avec un regard fraternel.

La démocratie est-elle en danger, comme il est fréquent de l’entendre ?

Il existe malheureusement des raisons de le penser. D’une part, on peut mesurer son recul. Pour prendre l’exemple de l’Afrique, jusqu’à une date récente, on avait le sentiment que la démocratie avait avancé à grands pas, ce qui était une réalité : les alternances démocratiques n’y sont plus une exception. Et voilà qu’en Afrique de l’Ouest des coups d’Etat ont suspendu cette marche vers la démocratie. Il y a donc un recul objectif, qui ne concerne pas le seul continent africain : en Europe, certains pays sont accusés de ne pas respecter les valeurs démocratiques.

Plus inquiétant encore, il semblerait que la croyance en la démocratie elle-même ait reculé. C’est une chose de dire que la démocratie perd du terrain à cause de coups d’Etat ; c’en est une autre de constater que les populations adhèrent à cet état de fait. Le contexte de peur dont nous avons parlé fait qu’elles ont tendance à préférer ce qu’elles estiment être la sécurité, contre la démocratie et les libertés. Raison pour laquelle il faut continuer à parler de la valeur de la démocratie, qui fonde sa dignité par la puissance de l’argumentation, et non par celle des armes.

Quel regard portez-vous sur le climat politique en France, à un peu plus d’une semaine de l’élection présidentielle ? Notamment sur la crise de la gauche, vous qui vous revendiquez de ce bord politique ?

Comme beaucoup, je trouve malheureux de voir que, jusqu’à preuve du contraire, cette élection va se décider très à droite et que la gauche semble condamnée à ne pas participer au second tour – encore que cela ne soit plus très sûr. Ce dont on est sûr, en revanche, c’est de l’éparpillement de la gauche. Son inquiétante désorientation est un des signes de notre temps, tout comme le fait que la notion de « grand remplacement » fasse maintenant partie du langage courant.

La gauche n’arrive pas à articuler un discours cohérent à même de faire barrage à ces craintes et ce glissement à droite. Elle doit se refonder et clarifier les directions qu’elle souhaite prendre pour se retrouver sur des valeurs progressistes.

Une partie des craintes en France se focalisent justement sur l’islam, perçu comme une religion extérieure à la France et porteuse de violence. Vous êtes vous-même musulman soufi. Cette branche mystique de l’islam est souvent présentée comme un courant élitiste et non représentatif de la majorité des musulmans. Qu’en dites-vous ?

Ce sont évidemment les faits les plus terribles qui nous marquent. Mais il ne faudrait pas avoir l’impression qu’il y a, d’un côté, une élite musulmane éclairée, tolérante, ouverte, et, de l’autre, une masse toujours prête à se jeter dans le fanatisme. Ce n’est pas vrai. Au contraire, s’il y a une partie du monde musulman qui est extrêmement minoritaire et qui, justement, ne représente pas la grande masse, c’est précisément celle qui a transformé la religion musulmane en bruit, en fureur et en meurtre.

Aujourd’hui, des penseurs progressistes s’interrogent sur la manière dont l’islam doit renouer avec son principe de mouvement, avec les lumières qui sont les siennes, et dont sa tradition intellectuelle et spirituelle est porteuse. Ces penseurs produisent une réflexion qui a son importance et qui est en train d’imprimer, je crois, une certaine direction à l’islam – même si elle fait moins de bruit que les attentats.

A côté du soufisme, il existe donc toute une démarche philosophique relativement ancienne, qui s’interroge sur la notion de « reconstruction de la pensée religieuse de l’islam » – pour emprunter l’expression de Mohammed Iqbal, philosophe du XXe siècle qui a une grande influence sur moi. Une telle réflexion a cours, bien qu’il y ait toujours une forme de retard des idées sur les mouvements de la société. Ce décalage est normal : on l’observe aussi en politique.

Quels passages du Coran parlent le plus à votre cœur ?

Beaucoup de passages du Coran me touchent, en particulier les versets d’édification spirituelle. La religion, en effet, n’est pas seulement le message qui vient du haut et qui ne serait qu’une description de la divinité. Une religion, un texte sacré, parle d’abord à l’humain de lui-même et de son développement. Nombre de versets enseignent à l’humain à devenir ce qu’il a à être, c’est-à-dire encore plus humain.

Les passages qui insistent sur le pluralisme de l’humanité me touchent également beaucoup, particulièrement aujourd’hui. « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns et les autres par les bonnes actions. Votre retour à tous se fera vers Dieu, il vous éclairera au sujet de vos différends », affirme la sourate 48, verset 5. En d’autres termes, c’est Dieu qui a voulu que nous soyons différents et il lui appartient, ultimement, de décider qui a raison. Cet enseignement du pluralisme devrait être mis en exergue afin que les religions ne soient pas ces machines de guerre dans lesquelles le tribalisme peut les entraîner. Je trouve un écho de ce verset dans une parole du président Senghor, qui dit que « l’orgueil d’être différent ne doit pas empêcher le bonheur d’être ensemble ». Conjuguer ses différences et le bonheur d’être ensemble, c’est la grande affaire, me semble-t-il, de notre temps. Et c’est ce qui nous permet de vivre dans le pluriel du monde. Car ce monde est décentré. Nous sommes sortis d’une vision où une province particulière estimait être le centre sur lequel tout le monde devait se régler.

Cependant, cet orgueil d’être différent doit se mesurer au « bonheur d’être ensemble ». Et, ajouterai-je, à la nécessité d’être ensemble, parce que les défis auxquels nous sommes confrontés l’exigent. La pandémie le montre : on ne peut pas vacciner une partie infime de l’humanité et négliger le reste, sans quoi le virus continuera à prospérer. L’urgence climatique nous commande également d’agir ensemble.

Publié sur le site www.lemonde.fr

Ndiambourinfo

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